UNIVERSITÉ DE PARIS - SORBONNE (PARIS IV)

ÉCOLE DOCTORALE 0433 - CONCEPTS ET LANGAGES

OBSERVATOIRE MUSICAL FRANÇAIS

 

 

 

THÈSE

 

pour obtenir le grade de

 

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV

 

Discipline : HISTOIRE DE LA MUSIQUE ET MUSICOLOGIE

 

présentée et soutenue publiquement par

 

M. Mathias LEHN

 

le samedi 15 novembre 2008

 

 

 

 

Titre :

 

Le personnage de Puck

du modèle shakespearien à l’opéra contemporain

(Britten, Vreuls, Delannoy, Gerber)

 

 

 

 

 

Directeur de thèse : Madame le Professeur Danièle PISTONE

 

 

 

JURY

 

Mme Cécile AUZOLLE (Université de Poitiers)

Mme le Professeur Béatrice RAMAUT CHEVASSUS (Université de Saint-Étienne)

M. le Professeur Pierre ISELIN (Université de Paris-Sorbonne)

 

 

            Consacrée au personnage de Puck, cette thèse présente d’abord les origines et les antécédents du serviteur d’Obéron, illustrées par des références à des œuvres musicales modernes, puis s’attache à l’analyse du rôle chez Shakespeare et dans quatre livrets avant d’analyser la mise en musique correspondante.

            Le premier chapitre détermine le corpus de la thèse par la recherche des opéras réellement composés d’après le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare. La consultation des principales études déjà réalisées sur le sujet par Christopher R. Wilson, Edward J. Dent, Winton Dean, Richard Allan Northcott, Edward J. Hotaling, permet d’établir une liste étendue d’œuvres ayant un rapport avec la pièce. Mais la plupart de celles-ci concernent des genres différents (telle la musique de scène de Mendelssohn, régulièrement citée) ou bien font intervenir d’autres sources. Avec l’aide du dictionnaire de Bryan Gooch, en consultant les partitions ou les livrets disponibles, en entrant en contact avec certains compositeurs, des bibliothécaires ou des collectionneurs, il a été possible de réduire cette liste à sept ouvrages du xxe siècle parmi lesquels quatre ont été choisis pour leur célébrité ou leur homogénéité linguistique.

            Un deuxième chapitre, plus littéraire, rappelle l’historique de la littérature pré-shakespearienne, en développant particulièrement les œuvres marquantes comme Beowulf ou Gawain, Pierre le laboureur, les Contes de Canterbury, Huon de Bordeaux, avant de présenter les prédécesseurs directs et contemporains de Shakespeare, Robert Greene, Thomas Deloney, John Lyly. L’évocation de la naissance du théâtre élisabéthain, avec des auteurs regroupés sous l’appellation « University Wits » (Christopher Marlowe, Philip Sidney, Edmund Spenser, John Lyly, Thomas Lodge, Thomas Kyd, Ben Jonson et George Peele), mais aussi Georges Chapman, Thomas Dekker, Thomas Heywood, Francis Beaumont et John Fletcher, mène naturellement à William Shakespeare.

            Les trente-sept pièces de Shakespeare, réunies généralement en pièces historiques, tragédies et comédies (farces, comédies romanesques dont le Songe d’une nuit d’été, comédies dramatiques et tragi-comédies, sous-groupe aux limites imprécises) permettent de montrer la grande diversité de son génie.

            Le Songe d’une nuit d’été exploite les connaissances qu’avait Shakespeare notamment de la littérature fantastique, féerique ou imaginaire. La diversité des sources, réunies ici pour la première fois, est exceptionnelle : les Métamorphoses d’Ovide, les Vies parallèles de Plutarque, l’Âne d’or d’Apulée, la Découverte de la sorcellerie de Reginald Scot, la chanson de geste Huon de Bordeaux, le Conte du Chevalier de Chaucer et les Chroniques de Froissart, toutes ont servi a l’élaboration du portrait des personnages, notamment Puck, Obéron et Thésée, ou à la construction de l’intrigue, sans oublier les nombreuses versions qui existaient déjà de Pyrame et Thisbé.

            Trois catégories de personnages interviennent en fait dans la pièce : les nobles (Thésée et Hippolyte, Égée et Philostrate, les deux couples d’amants) qui représentent la raison et le matérialisme, malgré les aventures des quatre jeunes gens, les artisans (Bottom et ses amis) qui par leur situation sociale et leur volonté de distraire leurs souverains vont être en relation avec le monde enchanté, et enfin les esprits, autour desquels est bâti la pièce et dont la situation est à l’origine assez semblable à celle des nobles : Obéron cherche à regagner l’amour de Titania, Thésée et Hippolyte préparent leur mariage, Philostrate et Puck chargés de les divertir. Shakespeare a profondément altéré le portrait des fées (accompagnant Titania) par rapport à ses prédécesseurs, notamment en en faisant des créatures bienveillantes et en leur adjoignant Puck, même si ce dernier est plus particulièrement attaché à Obéron.

            Le nom de Puck apparaît sous diverses formes dans les mythologies de plusieurs pays d’Europe septentrionale (Angleterre, mais aussi Irlande, Pays de Galles, Suède, Danemark, Écosse, Norvège), souvent aux côtés du nom de Gobelin ; mais une douzaine d’autres noms au moins sont attribués au même genre de personnage entre 1580 et 1663, de Willy Wispe dans the Night Walker de John Fletcher à Pug Robin dans Hudibras de Samuel Butler. Dans les portraits des ces personnages transparaissent certaines caractéristiques propres également au Puck de Shakespeare : le rire et le goût pour les farces, sa maladresse et son goût pour la crème. Puck n’est pour autant pas isolé dans la littérature et présente des ressemblances avec, entre autres, Ariel dans la Tempête de Shakespeare, Arlequin de la commedia dell’arte, Till l’Espiègle, Shrimp dans John a Kent and John a Cumber d’Anthony Munday, ou encore Cupidon, Pan et Hermès. La pièce de Shakespeare, si elle présente l’apogée de la carrière littéraire de Puck, n’a pas pour autant été son chant du cygne et grâce à Margaret Lucas Cavendish et son Pastime of the Queen of the Fairies, Christoph Martin Wieland et Oberon, jusqu’à Rudyard Kipling et son Puck, lutin de la colline, Puck continue à stimuler l’imagination des écrivains jusqu’au xxe siècle.

            L’étude du personnage de Puck dans les quatre opéras choisis débute par une mise en parallèle des livrets avec la pièce originale et l’étude de leurs structures respectives. Pour cela a été développée la notion d’unité dramaturgique, séquence plus ou moins longue (entre 2 et 200 lignes environ) dont les limites ont été fixées en fonction des paramètres des cinq textes à comparer : limites en scènes de la pièce et des livrets, personnages présents, action qui s’y déroule. Chacun des quatre livrets est alors la réorganisation des cinquante-sept séquences qui composent la pièce de Shakespeare, dans un ordre différent ou non, avec éventuellement de petites séquences additionnelles. Cette notion d’unité dramaturgique permet aussi de déterminer l’importance relative des personnages selon le nombre d’unités où ils apparaissent et ce qu’ils y font (s’ils sont endormis ou non). Sur cette base, il est déjà possible d’affirmer que Puck est un des moteurs principaux de l’action, toutes les séquences essentielles au développement de la comédie et où apparaît Puck ayant été conservées par ces librettistes.  De plus, cette schématisation de la macro-structure des livrets permet aussi de mettre rapidement en évidence une caractéristique essentielle des différents textes : leur rapport à l’aspect féerique de l’action. Alors que Shakespeare fait débuter sa pièce dans le monde des humains et la fait s’achever dans le monde des esprits, les quatre librettistes ont modifié ce rapport et l’ont équilibré, en direction du monde réel pour les trois francophones, vers le monde féerique pour Britten. Dès le début de ces opéras, un référent différent est donc mis en place : Britten ancre son œuvre dans le monde imaginaire des fées, alors que Vreuls, Delannoy et Gerber favorisent la rationalité du monde humain.

            L’analyse plus précise du texte même montre que les librettistes ont aussi choisi de concentrer l’action, condensant notamment les scènes entre Titania et Bottom en une seule, en rapprochant des séquences éloignées qui font intervenir les mêmes personnages. Elle permet aussi de déterminer que certaines expressions essentielles au portrait de Puck ont été mises en avant par les librettistes à travers la restriction de l’usage de certains mots au seul serviteur d’Obéron, notamment ceux qui composent la fameuse réplique où il évoque son aptitude à franchir rapidement des distances impressionnantes. Ainsi, le texte proféré par le personnage participe-t-il déjà à son portrait et à sa caractérisation, mais la musique y participe aussi très activement, notamment dans le cas de l’opéra de Delannoy où le personnage est muet. L’études des didascalies du rôle de Puck montre la préférence des auteurs pour les apparitions et disparitions brutales du personnages, par les endroits les plus inhabituels (les cintres ou la fosse d’orchestre par exemple).

            Enfin, l’analyse musicale de l’orchestration, des tessitures puis du rôle de Puck dans ces quatre opéras révèle d’autres points de convergence ou de divergence entre ces compositeurs. L’œuvre de Britten est extrêmement élaborée, chaque catégorie de personnages possédant son style musical propre. Le personnage de Puck y est associé à un timbre particulier (caisse claire et trompette), une « tessiture » inhabituelle à l’opéra (rôle parlé), un rythme et un tempo très précis. La partie mélodique de la trompette est constituée d’enchaînements de variations de motifs simples soutenus rythmiquement par la caisse claire. L’analyse détaillée du rôle (confié à un acrobate) confirme la position centrale et immuable du personnage par l’absence de modifications des données musicales tout au long de l’œuvre. Alors que les nobles et les artisans modifient leur style d’expression selon leur situation, Puck, intervenant dans toutes les intrigues et fréquentant tous les personnages, est le seul personnage sur lequel la folie de cette nuit d’été n’a aucun effet.

            Vreuls ancre son œuvre dans le monde réel des nobles et des artisans (les fées y apparaissent comme le songe des humains). Chanté par un soprano, le rôle de Puck est caractérisé par un thème au rythme simple et facilement reconnaissable, dont la tonalité est inaltérable, toujours présenté dans un tempo vif ou animé. L’absence de la partition d’orchestre n’a pas permis d’étudier l’orchestration, mais le thème, souvent accentué ou noté « en dehors » doit toujours être reconnaissable. Cette écriture du rôle fait également de Puck, comme chez Britten, un élément stable du début à la fin. La position centrale du serviteur d’Obéron n’est pas particulièrement accentuée par la musique.

            Delannoy apporte les modifications les plus profondes à l’œuvre de Shakespeare, faisant intervenir Puck lors de la représentation de Pyrame et Thisbé afin de forcer Thésée à donner son accord aux unions des quatre amants. Muet (les éléments importants de son texte sont attribués aux fées), Puck est néanmoins très présent sur scène et participe activement à l’action. Accompagnées par un thème propre (dans un tempo vif et rapide) présentant de nombreuses variations, ses apparitions se démarquent fortement des scènes environnantes par une opposition harmonique et orchestrale. Le mutisme de Puck, rôle confié à un danseur (et non à un acrobate comme chez Britten), sert de manière inattendue et étonnamment efficace à le propulser sur le devant de la scène.

            Gerber, au contraire de ses prédécesseurs, n’a pas voulu faire bénéficier Puck d’un traitement particulier. Le rôle ne présente aucun thème particulier et son instabilité harmonique perpétuelle et déjoue les méthodes classiques d’analyse. Il est partie intégrante de la famille des esprits qui se distingue à peine des autres par une orchestration plus éthérée : la flûte l’accompagne toujours alors que les trombones illustrent la rusticité des artisans. Gerber tente donc de contrer la disparité présente dans la pièce par une unité musicale. Puck n’y occupe la position centrale que par respect du compositeur-librettiste envers Shakespeare.

            L’adaptation d’un chef-d’œuvre aussi célèbre que le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare permet donc de multiples approches, mettant en avant le monde féerique ou l’aspect humain de cette comédie. Alors que dans l’opéra de Gerber, le rôle central de Puck, seul personnage au contact des humains et des fées, ne se distingue musicalement pas des autres esprits, dans ceux de Britten, Vreuls et Delannoy, il est mis en avant par au moins un élément, rythme, mélodie ou timbre. Le spectateur saisit alors plus facilement son implication essentielle dans le déroulement de l’action.

            Après avoir établi comment le personnage de Puck est caractérisé musicalement dans les opéras de Britten, Vreuls, Delannoy et Gerber, il serait intéressant d'élargir l'étude réalisée ici au même personnage dans les oeuvres de Mancinelli, Siegmeister et Doubrava (où il est respectivement muet, baryton ou soprano) afin de déterminer s'il existe un plus large consensus à son égard. Une autre direction à explorer serait la comparaison de Puck avec Ariel dans La Tempête, d'abord littéraire entre les deux pièces de Shakespeare, puis musicale dans des opéras inspirés par l'une ou l'autre pièce. Ceux du Suisse Frank Martin et de l'Anglais Thomas Adès viennent naturellement à l'esprit pour une confrontation avec les œuvres de René Gerber et Benjamin Britten.